Moukhtar Abliazov au sujet des protestations d’étudiants kazakhes

© mukhtarablyazov.org 12.02.2015

Dans une interview accordée au portail indépendant « Respublica », Moukhtar Abliazov a évoqué les événements de décembre 86 et la soi-disant révolte de la jeunesse.

L’influence de la société et de la jeunesse sur la politique était marginale. Pour cette raison les interventions en 1986 étaient – selon Abliazov – dirigées d’en haut, par Nazarbaïev lui-même. L’objectif était d’écarter Kolbin, protégé de Moscou qui occupait le poste de premier secrétaire du Comité Central du Parti Communiste Kazakh. Pour appuyer sa thèse, Abliazov a fait remarquer que l’apathie et l’inertie gagnent les jeunes même aujourd’hui – « s’ils se taisent aujourd’hui, à un moment où une soi-disant liberté règne dans le pays, à plus forte raison en 1986, à l’époque de l’URSS, ils ne pouvaient pas s’organiser en groupe de plusieurs milliers de personnes pour aller manifester de manière indépendante sur une place ».

Selon le dissident, Nazarbaïev aurait dirigé la révolte, alors qu’il déclarait publiquement son soutien à Kolbin. Ainsi, on a envoyé un signal, que le Kazakhstan voulait changer les manettes du pouvoir, en conservant à la fois sa loyauté vis-à-vis de Moscou. Plus tard, des représailles ont été déclenchées, beaucoup de protestants ont été retirés de l’Université. Mais personne n’a tiré – comme fut le cas en 2011 à Zhanaozen – note Abliazov.

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- Moukhtar Kabulovich, vous rappelez-vous cette époque – en décembre 1986 ? Où étiez-vous à ce moment-là et de quoi vous occupiez-vous ? Et comment évaluez-vous le phénomène qu’ultérieurement on a commencé à appeler « la révolte des jeunes ? »

- En 1986 j’avais 23 ans et après avoir fait mes études à Moscou, j’ai commencé à travailler à l’Université Nationale Kazakhe. C’était encore l’époque de l’Union Soviétique. A ce moment-là, les jeunes gens au Kazakhstan, ainsi que dans toute l’Union Soviétique, se tenaient à l’écart de la politique réelle. Sauf dans les villes comme Moscou, Leningrad, Kiev et peut-être encore quelques grandes villes de l’URSS, où les étudiants étaient actifs. Mais, à mon avis, Almaty ne faisait pas partie de ces villes. Il n’y avait que l’élite étroite des dirigeants du parti qui s’occupait de la politique, au sens soviétique du terme.

- Il y avait cependant le Komsomol…

- Le Komsomol, qui avait sa propre direction, était aux services du parti et il l’appuyait. A ce moment-là il n’y avait ni politique publique, ni hommes politiques avec leurs programmes ou une vision du développement du pays, recherchant des partisans. Il n’existait qu’un seul parti – le PCUS [Parti communiste de l’Union soviétique – note du traducteur] – regroupant des fonctionnaires qui n’étaient pas des hommes politiques, mais des bureaucrates.

Les opinions différentes étaient étouffées dans l’œuf. Bien entendu, il y avait des dissidents. Mais ils étaient soit isolés, comme par exemple Andrey Zakharov, soit emprisonnés et expulsés hors du pays. Pour cette raison je crois que les manifestations des étudiants en 1986 ont été organisées par la direction locale du parti, notamment par Nazarbaïev lui-même. Ces bureaucrates du parti se battaient pour le pouvoir, ils tentaient d’exclure « l’étranger », Kolbin (homme politique soviétique et kazakh, secrétaire national du Parti communiste du Kazakhstan – note du traducteur).

- Donc pensez-vous que les manifestations des jeunes gens ont été provoquées par ceux qui visaient à écarter le Russe Kolbin de la direction de la république ?

- Il ne s’agit pas du fait qu’il était Russe. Il ne provenait pas du Kazakhstan, c’était un protégé de Moscou, par conséquent il pouvait se permettre de ne pas privilégier les intérêts de la direction du parti kazakh, de ne pas chercher à s’entendre avec elle et de ne pas trop tenir compte de son avis. Par conséquent, l’élite politique locale cherchait à l’écarter car elle voulait que la personne au pouvoir soit issue de ses rangs, afin qu’elle puisse régler ses affaires avec elle et l’influencer.

- Pourquoi êtes-vous convaincu malgré tout que la révolte des jeunes gens ait été l’œuvre des des fonctionnaires du parti?

- Essayez donc à présent de mobiliser la jeunesse kazakhe pour participer ne serait-ce qu’à un piquet organisé en vue de défendre ses propres intérêts. Je ne parle pas de plusieurs milliers de personnes, mais ne serait-ce que de 100 à 200 participants. Et pas avec des revendications politiques, uniquement pour présenter les problèmes concernant sa vie: les dessous de table dans les universités, le manque de cités universitaires. Il y a de nombreux problèmes qu’ils pourraient évoquer.

Les autorités actuelles déclarent que nous sommes en démocratie, en arguant du fait qu’en comparaison de l’époque de l’URSS, la liberté totale règne au Kazakhstan. Mais, malgré cela, la jeunesse et les étudiants ne se montrent pas. Pourquoi ? C’est un sujet en soi. C’est autre chose dont il s’agit ici : s’ils se taisent aujourd’hui, à un moment où une soi-disant liberté règne dans le pays, à plus forte raison en 1986, à l’époque de l’URSS, ils ne pouvaient pas s’organiser en groupe de plusieurs milliers de personnes pour aller manifester de manière indépendante sur une place.

Il est évident qu’un rassemblement ou une manifestation, même de seulement 100 personnes, requiert des préparations préalables. Pour faire sortir dans la rue des milliers de personnes, en particulier avec des exigences politiques telles que celles qu’on avait formulées en 1986, il avait fallu effectuer un travail considérable d’agitation et mobiliser des ressources administratives. En effet, cette action se déroulait dans un contexte où une partie conséquente de la jeunesse ne s’intéressait pas à la politique.

Pour cette raison, je n’avais aucun doute que tout cela a été organisé par l’appareil politique du parti dans le cadre de sa lutte pour le pouvoir. Et Nazarbaïev lui-même y a participé.

- On dit qu’il a prié les jeunes gens de se disperser. Cela a été inventé exprès ?

- Oui, debout, face aux jeunes manifestants sur la place, il leur a demandé de se disperser. Ainsi, il a manifesté sa loyauté envers Moscou et son dévouement au bureau politique. Kolbin n’était pas présent sur la place, et Nazarbaïev et les autres ont démontré au Kremlin qu’ils étaient capables de communiquer avec la population. Ainsi, la direction locale du parti a suggéré à Moscou que le centre avait pris une décision erronée concernant Kolbin, qu’elle était prête à satisfaire la volonté de Moscou, qu’elle était loyale, et que la population locale lui obéirait.

Et la même élite du parti n’a pas protesté en 1986 contre les représailles qui ont été infligées aux participants du rassemblement. De plus, elle est devenue l’auteur principal de ces représailles pour convaincre Moscou de sa loyauté et son dévouement.

- Noursoultan Abishevich lui-même évalue aujourd’hui un peu différemment son rôle dans ces événements.

- On dit que Nazarbaïev aurait appuyé les revendications des jeunes en 1986 et qu’il aurait marché dans la même file avec les manifestants. Cependant, nous savons que c’est un mensonge. Ce n’était pas le cas. Oui, il était présent, mais au premier rang des autorités qui ont persécuté les manifestants.

Je me souviens bien de ces années. Les communistes, et Nazarbaïev en particulier, ont traité ces jeunes gens, qui étaient sortis pour prendre part à l’action de protestation, de toxicomanes, d’alcooliques, de nationalistes et de chauvinistes. Ils pouvaient les renvoyer de l’Université pour le simple fait d’être passés à côté de la place ou d’avoir regardé les événements par curiosité. On a créé diverses commissions, qui agissaient au mépris du droit et du sens commun. Ce que Nazarbaïev n’a pas dit – c’est de toute façon connu, il se tenait à la tête de cette machine répressive.

Ce jour-là, des dizaines d’étudiants de la Faculté de Physique de l’Université Nationale Kazakhe, qui s’étaient retrouvés par hasard dans la rue Shevchenko, ont été frappés de sanctions. Ils n’ont même pas eu le temps de parvenir à la place, ils ont tous été retirés du Komsomol, de l’Université et par la suite, pendant une longe période nulle part ils n’ont pu trouver du travail.

En rendant justice aux personnes qui se sont retrouvées victimes en 1986, malgré tout, je suis persuadé que ces manifestations ont été organisées par la direction du parti qui se battait pour le pouvoir, et les jeunes gens ont simplement été utilisés à ses propres fins.

- Il en ressort que l’état-major du parti a initialement provoqué les jeunes gens à sortir sur la place, et lorsqu’il a atteint l’objectif visé, il a sévi contre les participants de la manifestation ?

- Oui. A cette occasion je voudrais faire remarquer qu’en 1986 le régime soviétique n’a pas tiré sur les participants de la manifestation, bien qu’ils aient formulé des revendications politiques. Les pétroliers de la grève de Zhanaozen n’ont pas avancé de revendications politiques, ils se sont battus pour leurs droits économiques, mais c’est justement le régime de Nazarbaïev qui a tiré sur eux et les a emprisonnés par la suite. Tout cela s’est passé le Jour de l’Indépendance du Kazakhstan, le jour même où les protestations de la jeunesse ont eu lieu au Kazakhstan soviétique.

C’est-à-dire qu’en tirant sur les pétroliers le jour où on honorait la mémoire de ceux qui en 1986 avaient initié l’indépendance kazakhe, Nazarbaïev a montré son vrai visage – pour lui ce jour n’a pas de signification. Par conséquent, comment peut-on écouter ou se fier à ses paroles concernant les événements de 1986 ?

Source: Respublica

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