Le Kazakhstan: «Condamnés» à l’Europe
Les services conseil fournis par Aleksander Kwaśniewski au président Nursultan Nazarbayev, qui gouverne le Kazakhstan de manière dictatoriale, peuvent servir à la raison d'état polonaise. La Pologne ne peut pas observer passivement les événements en Asie Centrale, en s’abstenant de critiques qui pourraient retourner la sympathie des autorités kazakhes vers la Russie et vers la Chine. En réalité, les élites qui gouvernent le Kazakhstan n’ont pas le choix - ils doivent coopérer avec l’Europe. Et la Pologne doit, dans son propre intérêt, profiter de cette situation.
Les classements - ce n'est pas tout
Le Kazakhstan doit faire face à de nombreux problèmes fondamentaux - non seulement au niveau du respect des droits de l’Homme, mais aussi des problèmes économiques. Les changements qui ont lieu touchent aux principes de son développement et menacent la stabilité politique. Vu la situation géostratégique du Kazakhstan et sa richesse en ressources naturelles, les menaces qui apparaissent à l’horizon peuvent provoquer des conséquences allant bien au-delà de la portée régionale. Pourtant, la gravité de ces phénomènes n'apparaît pas explicitement dans les classements internationaux ou les statistiques officielles.
Realpolitik
L’importance que le Kazakhstan accorde à la création de son image est prouvée par le fait d’engager une élite d’anciens politiciens européens comme conseillers des autorités au pouvoir. L’efficacité de telles démarches est prouvée par l’obtention de la présidence de l’OSCE en 2010, du droit à organiser l’Expo en 2017 à Astana, ou bien l’accès au Conseil des droits de l'homme des Nations Unies vers la fin de l’année dernière. Il faut pourtant admettre, que les «succès» précités ne résultaient pas de la reconnaissance du progrès en voie de démocratisation du jeune état, mais c’était l’effet d’une «realpolitik» à l’état pur. Sa candidature était fortement soutenue par des pays tels que la France et la Roumanie, qui ont de plus forts liens économiques avec le Kazakhstan. En raison de la baisse de l’importance de l’OSCE et de l’ONU, et vu que le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU a compté parmi ses membres même un pays tel que la Libye, il ne faut pas surestimer ces encouragements, exprimés par des grandes sociétés du secteur des matières premières, qui cherchaient à obtenir encore plus de droits pour l'exploitation des ressources naturelles kazakhes.
La mascarade économique
Les revenus du pétrole et du gaz constituent plus de 60% des recettes budgétaires du Kazakhstan. Le PIB est fortement corrélé aux prix des matières premières sur les marchés mondiaux. L’économie kazakhe n’est pas diversifiée quant au nombre d’opérateurs. 56% de l’économie nationale est contrôlé par le fond national «Samruk Kazyna» qui détient non seulement le secteur minier, mais aussi les plus importantes sociétés dans le pays, à partir de l’énergétique, en passant par la télécommunication jusqu’aux banques et au secteur financier. L'économie, dominée par des entreprises-géantes gérées selon les vieux schémas soviétiques, souffre d'un grave manque de petites entreprises. La grande partie des revenus produits par ces entreprises est répartie entre les personnes qui restent au pouvoir, unies non seulement par des liens de loyauté, mais aussi par des liens de parenté.
Il est difficile d’accepter comme conforme à la réalité le modèle de l’économie kazakhe présenté par M. Ireneusz Bil, directeur de la fondation d’Aleksander Kwaśniewski «Amicus Europae» (publié dans la revue «Gazeta Wyborcza, Magazyn Świąteczny», dans le numéro du 26-27 janvier 2013). Le gouvernement du Kazakhstan «optimise» les données, notamment en incluant au calcul le secteur informel, évalué arbitrairement à plusieurs dizaines de pour cent. C’est pourquoi le résultat économique du Kazakhstan semble meilleur qu’on pourrait supposer.
Les autorités kazakhes s’appliquent énormément à la création des actes juridiques concernant le fonctionnement du commerce. C’est pourquoi la loi kazakhe répond d'une manière exemplaire aux normes internationales. Le problème commence au moment de leur application; dans la réalité les lois restent lettre morte, et ce sont les relations politiques et les possibilités financières des investisseurs qui décident.
La déstabilisation croissante
La concentration des revenus de l’exploitation des ressources naturelles entre les mains de l’entourage de Nazarbayev perpétue l'inégalité des revenus et la pauvreté. Le niveau «européen» de vie - comme en Russie - est accessible seulement dans les deux plus grandes villes: Astana et Almaty. L’omniprésente corruption (133 ème position sur la liste des 174 pays classés, selon Corruption Perceptions Index 2012) facilite la répartition des revenus obtenus dans les régions riches en ressources naturelles parmi les élites au pouvoir. Tout cela se passe ouvertement, devant les gens pour qui le travail dans le secteur minier reste le seul moyen de subsistance. Les conditions de vie difficiles, les prix élevés de la nourriture combinés avec le haut taux de natalité, un grand nombre d'enfants par famille, le chômage et le manque de possibilités d'améliorer la vie des jeunes constituent un cocktail tout à fait explosif. Au cours des dernières années, les employés des raffineries, des mines et des fonderies ont organisé de nombreuses grèves pour protester contre les conditions de travail et les niveaux des salaires. Face aux grèves, le gouvernement hésite entre faire la sourde oreille (l’attente et la dissimulation) et l’affrontement.
En décembre 2011 une grève des travailleurs du secteur pétrolier dans la ville de Zhanaozen située à l’ouest du pays, dans sa partie européenne, a été réprimée avec force. Cet événement a commencé toute une série de représailles contre les milieux indépendants et ceux qui se sont montrés critiques vis-à-vis du régime. Le climat social, en se radicalisant, sert aux islamistes: au cours des deux dernières années plus de 40 personnes ont trouvé la mort dans des attentats terroristes ou dans des affrontements entre les forces de police et des terroristes. Le gouvernement évoque l’extrémisme religieux pour justifier la ligne dure adoptée dans la politique intérieure. De nombreux extrémistes, réels ou prétendus, sont placés en détention. Malheureusement, les prisons constituent un terreau fertile pour propager leur idéologie.
Est-ce que nous avons un problème?
L’argument très populaire, évoqué dans les discussions sur la situation au Kazakhstan, cité aussi dans l’interview avec Aleksander Kwaśniewski (revue «Polityka» parue le 6 février 2013) c’est qu’en réalité la situation en Pologne est loin d’être bonne et que les Polonais n’ont pas le droit de critiquer la démocratie kazakhe.
De tels arguments provoquent la stupéfaction des opposants, des journalistes indépendants et des activistes des ONG kazakhes. Ils sont bien conscients qu’il est impossible de comparer la situation en Pologne et au Kazakhstan; là-bas les opposants non seulement sont privés du droit de participer aux élections, mais ils sont incarcérés ou contraints d’émigrer. De plus en plus de ressortissants kazakhs, émigrés politiques persécutés par les autorités kazakhes et accusés de terrorisme, d’avoir incité à la haine sociale et d’avoir propagé l’extrémisme, demandent l’asile en Pologne. C’était le cas de l’un des auteurs du présent texte, Muratbek Ketebayev. Membre de la direction du parti «Alga!» (déjà délégalisée) et collaborateur de son leader - Kozlov, condamné à 7 ans et demi de prison. Pour lui, comme pour plusieurs personnes, notamment pour Igor Vinyavskiy, rédacteur en chef de la revue - déjà fermée - « Vzglyad », la Pologne reste un pays qui a réussi sa transformation, un avant-poste de l’Union Européenne, une porte vers le monde du pluralisme politique et idéologique, un pays où le parquet et les tribunaux n’exécutent pas les ordres politiques. La pauvreté en Pologne et au Kazakhstan n’est pas pareille. Au Kazakhstan, surtout dans les villages, les gens ne sont pas seulement privés d’Internet, mais ils n'ont pas accès à l'eau courante, à l’électricité, au réseau d'égouts. Voilà les différences fondamentales, souvent ignorées par les Polonais. La transformation réussie, l’expérience acquise par la Pologne et ses influences dans l’EU constituent son capital qu’elle peut exporter.
Le Kazakhstan et la question polonaise
Les actions menées par des ONG de même que par les députés polonais et les députés européens de la Pologne ont amené à l’adoption par le Parlement Européen de résolutions qui ont influencé l’accord sur la coopération économique négocié avec Astana. Grace à ces résolutions, quelques journalistes et défenseurs des droits de l’Homme ont été libérés. Certains d’entre eux, comme des réfugiés religieux et économiques, se sont installés en Pologne.
Le Kazakhstan reste une direction souhaitée pour l'expansion économique polonaise, comme en témoignent les recherches pétrolières menées par Petrolinvest, l’activité commerciale de Selena et de Ciech, les investissements de Polpharma, et dernièrement - les projets de plusieurs milliards de l’exploitation des gisements de cuivre par KGHM. Pourtant, cet investissement n’aura pas lieu, ce qui peut résulter du climat de plus en plus hostile aux investisseurs au Kazakhstan. Des sociétés pétrolières de l’Ouest, telles que Total, Eni, Conoco Philips ont annoncé leur renoncement à la production de pétrole au Kazakhstan. Comme l’ont expliqué leurs représentants, sous le couvert de l'anonymat, le Kazakhstan introduit des modifications législatives qui peuvent mener à la nationalisation des investissements.
Le scénario de succession
Le président Nazarbayev aura 73 ans cette année. Son état de santé le contraint à transférer le pouvoir. Puisque Nazarbayev reste au pouvoir depuis l’époque soviétique, et vu que dans les pays autoritaires le transfert de pouvoir provoque de fortes turbulences, il s’y prépare soigneusement. Quand on observe les efforts du Kazakhstan qui cherche à être considéré comme un pays démocratique modèle, qui malgré le manque de traditions, malgré son entourage difficile et sa mosaïque ethnique et religieuse, se caractérise par sa stabilité intérieure et son développement impressionnant, on peut poser la question suivante: pourquoi au cours des deux dernières années on a pu observer une série de répressions sans précédent?
Le scénario de transfert du pouvoir englobe trois étapes : la première comportait les modifications au niveau du système politique, quand on a attribué à Nazarbayev le titre de Leader et de Père de la Nation et l’immunité, valable à vie, protégeant lui-même ainsi que ses biens (l’immunité protège aussi les membres de sa famille). On a modifié les lois électorales en cas de démission du président avant la fin de la durée de son mandat : le président du Sénat qui entre en fonction peut rester au poste jusqu’à la fin de la durée du mandat présidentiel, sans organiser d’élections anticipées (encore trois ans). L’étape suivante c’était la suppression des milieux indépendants, ce qui avait pour but d’assurer «la paix sur le plan interne», c’est-à-dire - éliminer la critique de la part des médias et de l’opposition. La troisième étape comportait les changements du personnel, jusqu'aux plus hauts niveaux du gouvernement. En automne le premier ministre et le chef de l'administration présidentielle ont été démissionnés. En janvier on a démissionné le chef d'état-major des armées et le commandant des troupes. Et ce sont uniquement les cas les plus connus. Les subalternes loyaux, mais qui auraient pu pendant ce temps rassembler des partisans et auraient menacé Nazarbayev, sont remplacés par des nouveaux arrivés, le plus souvent les membres de la famille du président. Selon les rumeurs, Nazarbayev va transférer le pouvoir à son neveu Akhmetzhan Yessimov, gouverneur actuel d’Almaty, juste après l’avoir nommé président du Sénat.
Nous les reconnaîtrons à leurs fruits
Les élites kazakhes doivent coopérer avec l’Europe, malgré leur rapprochement avec la Russie et la Chine, souvent évoqué au cours des rencontres avec les politiciens européens. Ils possèdent leurs comptes bancaires dans des banques suisses, et leurs enfants étudient dans les universités britanniques et françaises. La disgrâce dans leur pays peut les contraindre à émigrer et à solliciter l’asile politique dans l’UE, qui constitue pour eux (et pour leur argent) le havre de sécurité le plus sûr. Au Kazakhstan les droits de propriété ne protègent pas les propriétaires des biens : les fortunes amassées par des oligarques locaux peuvent être nationalisées du jour au lendemain. Ce manque de sécurité va conduire à la réforme du pays sur le modèle européen, pour que les droits de propriété soient protégés par une juridiction indépendante et restent indépendants de la volonté du président. Et ceci est également dans l'intérêt des sociétés européennes. Un autre facteur qui détermine l’intérêt porté par le Kazakhstan vers l’Europe, c’est la nécessité de coopération au niveau de l’éducation, des sciences et du transfert des savoir-faire. L’économie kazakhe, qui doit faire face à de graves problèmes au niveau des compétences et d’ordre technologique, en a vraiment besoin.
En plus, l’intensification de la coopération économique avec la Russie et la Chine va intensifier les liens politiques avec ces pays, ce qui pourrait provoquer une perte progressive de l'indépendance de l'état. L’union douanière entre la Russie, le Belarus et le Kazakhstan est censée représenter l’instrument-clé pour institutionnaliser la sphère d'influence héritée de l’époque soviétique. Cette influence est exprimée par la création du projet d'une union eurasienne sous les auspices de Moscou. Ce projet a été pourtant rejeté officiellement par Nazarbayev, ce qui a provoqué une détérioration des relations avec le grand voisin du Kazakhstan. Le cosmodrome de Baïkonour loué par la Russie aux autorités kazakhes est devenu un otage de ce conflit. Le président prêt à démissionner et l’expansion de la Russie et de la Chine constituent la meilleure garantie de l'intérêt porté à l’Europe par le Kazakhstan. Et nous devrons en profiter, en songeant aux perspectives économiques à long terme, et à l’orientation géopolitique des autorités kazakhes. Parmi les gens qui sont actuellement au pouvoir au Kazakhstan personne ne veut connaître le même destin que Vladimir Kozlov, si la lutte pour le pouvoir commence. Le destin de Kozlov, comme celui de Tymoshenko en Ukraine ou de Khodorkovsky en Russie, sont devenus une pierre de touche pour les forces pro-européennes à Astana et pour l’efficacité de la diplomatie européenne dans les relations avec le Kazakhstan. Vu les bonnes relations avec les élites locales et la confiance qu’ils ont gagnée, ce sont les Chefs d'État et de gouvernements tels que Tony Blair et Aleksander Kwaśniewski qui auront un grand rôle à jouer dans cette affaire.
Muratbek Ketebayev, Bartosz Kramek
Muratbek Ketebayev, ancien ministre de l’économie du Kazakhstan (1997), économiste et politicien de l’opposition (membre de la direction, avec Kozlov, du parti «Alga!») ; il a demandé l’asile politique en Pologne.
Bartosz Kramek, Président du Conseil de la Fondation «Otwarty Dialog» qui a pour but de promouvoir les valeurs démocratiques en Russie, en Ukraine et au Kazakhstan.
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